Roger Waters - Samedi 26 Mars 2011 - Palacio de Deportes (Madrid)
« Plus de 200 Euros le billet pour aller voir Roger Waters, un artiste qui a cessé de m’intéresser depuis 1976 ? N’est-ce pas exagéré, voire ridicule ? Eh bien, pas tout-à-fait, car : 1) Inés est, elle, très fan du Pink Floyd 2) Après lecture de quelques articles sur le sujet, je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’une occasion unique (la dernière ?) de voir interpréter sur scène l’intégralité du monstrueux « The Wall », avec une mise en scène faisant appel aux technologies – digitales - les plus avancées, permettant à Waters d’exprimer – enfin – le meilleur de son œuvre maîtresse, par ailleurs actualisée pour s’éloigner de sa dimension masturbatoire-psychanalytique initiale et embrasser des sujets plus globaux, plus pertinents. Et puis, les 200 Euros et quelques nous donnent accès aux bénéfices du fameux « Golden Ticket » (une invention lucrative de Live Nation, je crois) : de bons sièges bien placés pour jouir du spectacle démentiel inventé par Mr. Waters dans les meilleures conditions, des facilités de parking, et un super cocktail de luxe pour patienter avant le concert et pendant l’entracte.
Inés et moi arrivons donc une bonne heure et demi avant le début programmé du spectacle (oui, j’utilise plutôt ce terme que celui de « concert », car au final, nos regards s’attarderont peu sur les musiciens, d’ailleurs invisibles derrière le fameux mur durant une bonne partie de la soirée…) pour profiter un peu de ce fameux cocktail. Et de fait, le moins que l’on puisse dire, c’est que les choses sont bien faites, et que voilà une bien agréable manière de débuter la soirée : cadre sophistiqué aux couleurs (noir, blanc et rouge) de « The Wall » (ou plutôt de la dictature orwellienne qui y est décrite), boissons et nourritures (excellentes) à volonté, ambiance sympathique avec des gens venus de tout l’Europe, séance photo officielle, etc. Le temps passe vite, et nous nous apercevons qu’il nous faut gagner nos sièges numérotés, placés sur les gradins, très proches de la scène sur la gauche. Je m’inquiète un instant pour le son, vu notre position, mais j’ai tort de douter du professionnalisme de Roger Waters et de sa nombreuse troupe (4 grands autocars garés dans la rue adjacente au Palacio de Deportes !) : tout va être absolument parfait ce soir, avec un son en « quadriphonie » et une mise en scène de lumières prodigieuse qui créera en permanence une impression d’immersion totale dans un monde fantasmagorique dont Roger Waters est le démiurge un tantinet paranoïaque. D’ailleurs, tout commence par l’entrée dans la fosse d’un service d’ordre au look nazi qui malmène un opposant / pantin de tissu, et par un départ de feux d’artifices depuis la scène – classique, mais toujours impressionnant : c’est parti pour près de deux heures d’un trip halluciné qui emmènera plusieurs fois les 12.000 personnes massés dans le Palacio vers l’extase.
Depuis la naissance de « The Wall » en 1979, on connaît le principe : un grand mur de briques blanches est érigé « en live » sur scène entre le groupe – ce soir presqu’une dizaine de personnes, autour de Roger Waters officiant comme bassiste et chanteur bien sûr, mais aussi comme guitariste acoustique, voire trompettiste sur le final « libéré » une fois le mur abattu – et le public, un mur sur lequel seront projetées des images illustrant chacune des chansons ou intermèdes sonores du « concept-album », un mur qui finira par être détruit alors que le totalitarisme aura atteint son apogée. Ce qui a changé, en 2010, c’est quand même plusieurs choses importantes, et on ne sera pas déçus par rapport à ce qui a été annoncé : d’abord les progrès technologiques font que les projections d’images sont remarquables, en particulier grâce à la superposition habile d’un mur « virtuel » au mur « réel » construit peu à peu, qui crée dans la deuxième partie du spectacle des effets sidérants de profondeur, d’ondulation, de relief, etc. ; ensuite, Waters a bel et bien modifié le thème de « son » œuvre en en faisant avant tout une critique virulente de tous les totalitarismes (nazisme, stalinisme, islamisme, mais aussi capitalisme, lourdement épinglé - je ne sais pas si Mercedes Benz ou Shell apprécient de voir leurs chers logos transformés en bombes mortelles au même titre que les croix gammées, la faucille et le marteau ou le symbole du dollar, mais j’en doute !) et des guerres qu’ils engendrent, et en oubliant la partie lourdingue sur les délires d’une rock star trop droguée et trop malheureuse, qui était pour le moins ridicule, voire déplaisante.
Je n’ai pas encore parlé de la musique, qui est peut-être (sans doute ?) le moins important, en tout cas le moins impressionnant ce soir, car je suppose que tout le monde connaît par cœur les 26 morceaux de « The Wall », qui seront interprétés dans l’ordre – forcément – et plutôt fidèlement : tout le monde reconnaît il me semble le coup de génie de Another Brick In The Wall part II, avec son chant absolument irrésistible de révolte contre « le système éducatif », et ce sera, inévitablement, LE grand moment de magie de la soirée, le moment où on a tous les larmes aux yeux, le cœur qui chavire, le moment où même moi, rétif à la lourdeur emphatique de la musique du Pink Floyd, j’ai envie de dire : « Allez, tout est pardonné ! ». C’est tout simplement – mais rien n’est simple dans une telle chanson, contrairement aux apparences – une autre illustration de la force universelle des hymnes, mais aussi de leur danger (simplisme réducteur). Bravo en tout cas à Roger Waters d’avoir trouvé en lui-même ces quelques accords, ces mots, cette idée du chœur d’enfants : tiens, ce soir, je me dis que l’héritage à l’histoire de la musique de Pink Floyd, en dépit de tous ses succès, ce pourrait bien être ce redoutable : « We don’t want no education, we don’t want no thought control ! »… Pour le reste, se succéderont, comme sur l’album, mais en légèrement plus « massif » (on joue pour les stades) des morceaux puissants (Mother, face à un monstre pneumatique effrayant représentant la caricature de la mère dominatrice et castratrice, Hey You, joué derrière le mur et sans effets spéciaux, Run Like Hell, la chanson la plus violente de la soirée, au milieu du décorum néo-nazi que l’on connaît depuis le film d’Alan Parker, etc.) et des moments de suspension où le chant se fait plus plaintif, plus personnel et sans doute plus émouvant (Nobody Home, par exemple). Mais, avouons-le, les cris d’admiration de la foule seront quand même plus provoqués par le spectaculaire d’une mise en scène parfaite (ah, l’avion de papa Waters qui s’écrase sur scène dans une gerbe de flammes en quasi ouverture du show ; ah, le sanglier noir qui vole tout seul, téléguidé, au dessus de nos têtes, en échos satanique aux cochons volants de « Animals » ; ah, la petite pièce télé-canapé qui s’ouvre dans le mur et dans laquelle Waters chante l’absence des héros morts au combat ; etc.) que par les surprises d’une musique forcément chorégraphiée, réglée et sans surprise. Le problème vient sans doute que Waters ne chante pas particulièrement bien, cela se sait, et la bonne idée du duo avec lui-même quand on projette un enregistrement d’un concert de 1980 (me semble-t-il…) tombe un peu à plat, du coup. Difficile par contre de ne pas aimer le second moment magique de la soirée, l’interprétation de Comfortably Numb, avec le sublime solo Gilmourien exécuté impeccablement par un guitariste au sommet du mur, tandis que Waters se débat contre ses démons au pied de celui-ci : une belle métaphore, même si l’on peut se demander de quoi…
Et Waters lui-même ? Eh bien, comme il l’a lui-même expliqué à deux reprises, c’est désormais un homme mûr (67 ans) qui a triomphé de ses démons, qui est très loin de la rock star malade des années 70-80, qui agit plus en chef d’orchestre et en « manager » de cette superproduction ambitieuse, qu’il porte en lui depuis si longtemps désormais, qu’en musicien au sens classique du terme. Pourtant, ce qui était visible depuis le gradin où nous étions, Inés et moi, c’est toute la sincérité – assez déchirante – avec laquelle il délivre encore son message de paix et de tolérance. On peut trouver ça simpliste (voir les cris un peu ridicules d’un forcené derrière nous : « No Guerra ! no Guerra ! » alors que les avions occidentaux sont en train de bombarder Khadafi), voire de mauvais goût (Waters en uniforme de la Gestapo mitraillant la foule avec un fusil mitrailleur lumineux), mais on peut aussi se dire qu’il y a une belle santé dans cette énergie à vouloir montrer ce que l’on dit si peu, la valeur de l’humanité dans un siècle plus que jamais livré à la haine et à la cupidité. Finalement, j’ai envie de garder deux images de cette très, très belle soirée : celle du chœur d’enfants espagnols déchaînés jouant de « l’air guitar » sur l’avant-scène devant le groupe sur Another Brick.., et les images de victimes de toutes les dernières guerres défilant pendant l’entracte, images envoyées à Waters par leurs familles et amis. Deux images de souffrance et d’espoir qui résument bien le meilleur de « The Wall », et qui aident à oublier les lourdeurs de l’ensemble.
Inés et moi sommes sortis de là absolument ravis, nous avons « volé » une brassées de ballons rouges, noirs et blancs (nous n’étions pas les seuls, rassurez-vous…) au décor de la salle de cocktail, nous avons couru sous la pluie battante pour regagner notre voiture, avec le sentiment d’avoir eu le privilège d’assister à un spectacle exceptionnel. Ce matin, dimanche, nous avons ouvert la fenêtre en grand, et nous avons lâché les ballons dans le ciel gris de Madrid, et le vent les a emportés. Nous avons espéré que la vue de cette grappe de ballons colorés accrochés à un arbre quelconque réjouirait plus tard le cœur des enfants qui passeraient en dessous. »
La setlist du concert de Roger Waters :
Set 1
In the Flesh? (The Wall - 1982)
The Thin Ice (The Wall - 1982)
Another Brick in the Wall Part 1 (The Wall - 1982)
The Happiest Days of Our Lives (The Wall - 1982)
Another Brick in the Wall Part 2 (The Wall - 1982)
Mother (The Wall - 1982)
Goodbye Blue Sky (The Wall - 1982)
Empty Spaces (The Wall - 1982)
What Shall We Do Now? (The Wall - 1982)
Young Lust (The Wall - 1982)
One of My Turns (The Wall - 1982)
Don't Leave Me Now (The Wall - 1982)
Another Brick in the Wall Part 3 (The Wall - 1982)
The Last Few Bricks (The Wall - 1982)
Goodbye Cruel World (The Wall - 1982)
Set 2
Hey You (The Wall - 1982)
Is There Anybody Out There? (The Wall - 1982)
Nobody Home (The Wall - 1982)
Vera (The Wall - 1982)
Bring the Boys Back Home (The Wall - 1982)
Comfortably Numb (The Wall - 1982)
The Show Must Go On (The Wall - 1982)
In the Flesh (The Wall - 1982)
Run Like Hell (The Wall - 1982)
Waiting for the Worms (The Wall - 1982)
Stop (The Wall - 1982)
The Trial (The Wall - 1982)
Outside the Wall (The Wall - 1982)