David Byrne - Mardi 3 Juillet 2018 - La Philharmonie (Paris)
« Aller assister à un concert de l'ex-Tête Parlante David Byrne avec la perspective de rester assis à une place numérotée peut facilement vous entraîner sur la pente douloureuse de réflexions moroses sur le temps qui passe et ne nous épargne pas plus que les autres. On est bien loin, dans la luxueuse et sereine salle de la Philharmonie remplie de bruits de rivières et de chants d'oiseaux, de d'excitation qui nous saisissait en 1979, ou même encore en 83, avant les danses de Saint Guy que provoquaient alors la musique de DB (l'autre DB !). Et ce d'autant que “American Utopia”, sa dernière production, est largement raté, voire par moments même un peu déplaisant.
20h35 : Laura Mvula vient de Birmingham et nous est vendue comme une étoile montante de la soul, ou plutôt de la nu-soul. Moi, je veux bien, mais les 40 minutes arides qu'elle nous a infligées, plongeant certains spectateurs dans un profond sommeil, en manquaient singulièrement, d'âme. Il y avait de la puissance vocale, spectaculairement mise en scène par une accumulation de claviers pompeux – à la Peter Gabriel, si l’on veut - et de percussions, mais pas grand-chose d'autre : pas beaucoup de vie ni d’émotion, ni même une petite structure mélodique à laquelle se raccrocher pour faire passer le temps plus vite. A sa décharge, notre mise en condition ne fut pas facilitée par l’étrange décision de rallumer la salle plusieurs fois pendant son set, peut-être pour aider les derniers retardataires à trouver leur place : pas vraiment respectueux de l’artiste, ça ! Bon, on aura pu admirer la performance vocale et la détermination de cette très belle jeune femme (l’honnêteté me pousse à avouer qu’une partie du public a, quant à lui, apprécié la prestation…), mais cela ne fait pour autant pas un bon concert…
21h45 : Presque 30 minutes d’entracte et rien n’a changé sur la scène vide devant nous, hormis l’apparition d’une simple table, sur laquelle est posée un cerveau (en plastique, rassurez-vous), et d’une chaise. Et le fait que les rideaux de chainettes argentées qui encerclent la scène sur trois côtés ont été soigneusement “peignés” pour tomber avec plus de grâce. On sent le plan furieusement conceptuel et on craint la musique enregistrée plutôt que jouée live… Surtout quand David Byrne apparaît seul, s’assied à la table et entonne Here, le dernier morceau de “American Utopia” en manipulant théâtralement le fameux cerveau, alors que nul musicien ne semble jouer. Heureusement, très vite, deux choristes apparaissent en franchissant les rideaux de chaînettes, suivis par d’autres, par beaucoup d’autres musiciens, chacun portant son instrument avec lui : il est étonnant de voir en particulier les batteries et percussions réduites à de petits kits facilement manipulables pendant que le musicien se livre à sa chorégraphie…
Chorégraphie : le gros mot est lâché ! Pour le morceau suivant, qui voit la musique exploser et le rythme déferler sur la Philharmonie, la douzaine de personnes sur scène se livre à un véritable ballet tout en jouant le morceau : même si l’on ne parle bien sûr pas de “ballet” au sens classique du terme, même pas de “chorégraphie” comme pour – par exemple – les danseurs qui entouraient Michael Jackson à sa grande époque, tous les mouvements des musiciens et choristes sont réglés de manière à produire un effet spectaculaire maximal sur le public. On pourrait craindre un effet d’artificialité, un sentiment de contrainte : au contraire, grâce à la joie, l’enthousiasme, l’énergie de la troupe, c’est un délicieux sentiment d’exubérance et de liberté qui déferle ! On reconnaît finalement bien la “patte David Byrne”, le développement de plus en plus sophistiqué de l’expérience scénique entamée en 1984 avec “Stop Making Sense”, déjà amplifié lors de la tournée de 2009, et qui arrive cette fois à une sorte d’apothéose en termes d’impact !
Et le groupe attaque… I Zimbra ! Une vague d’excitation déferle sur la Philharmonie, pourtant pleine de quinquagénaires jusqu’alors bien tranquillement installés sur leurs chaises confortables. C’est la ruée vers la scène… et j’arrive à me précipiter dans les premiers dans l’allée… même si nous sommes finalement stoppés à trois mètres du but par le service d’ordre de la Philharmonie qui vit un léger moment de panique ! Peu importe, nous sommes debout, nous pouvons danser, chanter, hurler. C’est la magie de la musique des Talking Heads ! Quant à l’enchaînement irrésistible avec Slippery People, c’est tout bonnement l’extase… Je pense qu’on se dit tous et toutes dans la salle qu’une setlist composée en intégralité de reprises des Talking Heads serait la chose qui nous rendrait le plus heureux au monde à ce moment-là. A côté de moi, encore assis, je repère un spectateur visiblement égaré qui se demande pourquoi donc il y a tous ces gens en train de hurler autour de lui… avant de se réfugier dans le confort de son téléphone portable… « What's the matter with him? (He's alright!) / I see his face (The Lord won't mind) / Don't know no games (He's alright) / Love from the bottom to the top / Turn like a wheel (He's alright) / See for yourself (The Lord won't mind) / We're gonna move (Right now) / Turn like a wheel inside a wheel… »
On retourne alors - malheureusement – aux titres de la carrière solo de David, bien, bien moins merveilleux, il faut bien l’avouer… Mais qui passeront bien ce soir, grâce à cette mise en scène spectaculaire, qui ferait d’ailleurs passer n’importe quelle pilule, même la plus amère. Les douze musiciens qui composent la troupe, tous sur un pied d’égalité, tous vêtus du même costard gris, tous pieds nus ou en chaussons, sont principalement des percussionnistes, puisqu’on ne compte, hormis celle de David, qu’une seule guitare électrique, maniée il est vrai de main de maître par une jeune guitariste black très impressionnante qui recueillera un franc succès auprès du public parisien, une basse monstrueusement élastique, qui est ce soir l’incassable épine dorsale de la musique, et quelques rares interventions de claviers. Sans ajout de musiques préenregistrées, comme David le précisera fièrement plus tard, les chansons manquent un peu de substance, mais ce manque est compensé par l’énergie intarissable du déluge de percussions.
On revient aux choses sérieuses avec This Must Be the Place : à côté de moi, une petite dame d’un certain âge n’arrive pas à retenir ses larmes, qui ruissellent sur ses joues, tandis qu’elle retransmet ce moment de pure magie à l’une de ses amies. S’il y a des gens qui ont encore des doutes sur l’importance capitale des Talking Heads dans l’histoire de la musique du siècle, Once in a Lifetime – avec son redoutable texte philkdickien – devraient les convaincre sans peine : Byrne retrouve ses fameuses poses déstructurées, impressionne toujours avec son grand corps en déséquilibre permanent, entre Buster Keaton et Jacques Tati. « And you may find yourself / Behind the wheel of a large automobile / And you may find yourself in a beautiful house / With a beautiful wife / And you may ask yourself, well / How did I get here? »
Plus tard, Born Under Punches, un titre peu joué sur scène (même si manquant clairement de folie électronique dans la configuration actuelle du groupe), nous rappelle combien l’incompris “Remain in Light” fut un jalon essentiel de l’évolution musicale de la fin du XXe siècle. On s’ennuiera ensuite poliment sur un long enchaînement de titres de “American Utopia”, avant que le riff inoubliable de Burning Down the House ne vienne mettre logiquement le feu à la maison. Cette fois, nul ne saurait nous arrêter, je suis enfin collé à la scène, juste devant David, et juste à côté de Laura Mvula qui est venue assister au set avec le public. Même si la version de l’ultra-classique des Talking Heads est loin d’être la meilleure que j’aie entendue, nous n’allons pas négliger un tel plaisir, qui termine le set.
Un premier rappel un peu en dessous, avec une autre inhabituelle interprétation d’un titre de “Remain in Light”, puis un second rappel consacré uniquement à une reprise actualisée (avec les noms des dernières victimes afro-américaines des violences policières) de la fameuse chanson militante de Janelle Monae, Hell You Talmbout. Plus de chorégraphie, juste quatorze personnes (puisque David a demandé à Laura de le rejoindre) de toutes les couleurs exprimant leur rage et leur engagement face aux dérives de l’Amérique de Trump.
Cette fois, c’est fini, après 1h35 d’un spectacle hors du commun, il est vrai parfois plus réussi visuellement que musicalement. Qui nous laisse avec d’inévitables regrets : pourquoi ne pas avoir joué Psycho Killer, Life During Wartime ou Road to Nowhere ? Et avec la non moins inévitable question : pourquoi pas un spectacle uniquement consacré à des reprises des Talking heads, David ? Sans nostalgie aucune, d’ailleurs, puisque cette musique, presque 40 ans plus tard, reste d’une sidérante modernité.
« Watch out, you might get what you're after / Cool babies, strange but not a stranger / I'm an ordinary guy / Burning down the house !!! »
La setlist du concert de David Byrne :
Here (American Utopia – 2018)
Lazy (Grown Backwards – 2004)
I Zimbra (Talking Heads – Fear of Music - 1979)
Slippery People (Talking Heads – Speaking in Tongues – 1983)
I Should Watch TV (David Byrne & St. Vincent – Love This Giant - 2012)
Dog's Mind (American Utopia – 2018)
Everybody's Coming to My House (American Utopia – 2018)
This Must Be the Place (Naive Melody) (Talking Heads – Speaking in Tongues – 1983)
Once in a Lifetime (Talking Heads – Remain In Light – 1980)
Doing the Right Thing (American Utopia – 2018)
Toe Jam (The Brighton Port Authority – I Think We’re Gonna Need a Bigger Boat - 2009)
Born Under Punches (The Heat Goes On) (Talking Heads – Remain In Light – 1980)
I Dance Like This (American Utopia – 2018)
Bullet (American Utopia – 2018)
Every Day Is a Miracle (American Utopia – 2018)
Like Humans Do (Look Into the Eyeball – 2001)
Blind (Talking Heads – Naked - 1988)
Burning Down the House (Talking Heads – Speaking in Tongues – 1983)
Encore:
Dancing Together (David Byrne & Fatboy Slim – Here Lies Love – 2010)
The Great Curve (Talking Heads – Remain In Light – 1980)
Encore 2:
Hell You Talmbout (Janelle Monáe cover) (with Laura Mvula)
Ce compte rendu a déjà été oublié à l'époque du concert sur les blogs manitasdeplata et benzine mag.